Une enquête simple

Pour mettre en évidence cette observation, il suffit de se livrer à une petite enquête. L’enquête est toute simple : il n’y a que deux questions à poser. Les résultats en sont très révélateurs.

La première question est celle-ci : "L’humanité vous parait-elle malade ?" Devant la situation bloquée et tellement douloureuse de l’humanité, cette question va de soi, elle est tout à fait légitime. A cette question, la très grande majorité des interrogés répond sans hésiter par l’affirmative. Certaines personnes hésitent à répondre. Pour les aider, on leur pose donc la question : “Vous paraît-elle en bonne santé ?” La réponse, à ce moment, est toujours négative. Et l’on tombe d’accord sur le fait que l’humanité est malade. Souvent il est ajouté spontanément un commentaire désabusé quant au pronostic de cette maladie (grave, terminal…). Cette première question en appelle donc une deuxième, encore plus légitime, qui est : "Et selon vous, quel est le diagnostic de cette maladie ?" Et c'est là que les choses deviennent intéressantes.

 

Ceux qui se prêteront à cette enquête observeront que les gens répondent, selon leur sensibilité ou leur vécu : "violence” ou “perte des valeurs” ou “injustice sociale” ou “corruption” ou ”égoïsme” ou “manque d’amour”, “manque du sens du divin”, ou “absence de politique d’état”... C’est à dire qu’ils énoncent un ou plusieurs symptômes que présente l’humanité. Nous disons bien symptômes et non pas diagnostic. Il y a en effet, en médecine, une différence importante, et c’est ce que nous allons voir, entre décrire des symptômes et énoncer un diagnostic.

 

Il convient, à ce moment-là, de reprendre l’enquête, et d’insister, en disant : « Ce que vous venez de me citer est une série de symptômes que présente le pays, mais ce que je vous demandais est : quel est le diagnostic de la maladie ? Quel est le nom de la maladie qui produit tous ces symptômes ? Je ne vous demande pas d’où vient la maladie, ni comment ou pourquoi elle a commencé, mais seulement comment elle s’appelle ».

 

Comparons avec un cas médical : une jeune femme, enceinte, se présente à la consultation avec une éruption cutanée, quelques ganglions dans le cou, une petite fièvre, une légère altération de l’état général. De quelle maladie est-elle atteinte ? Quel en est le diagnostic ? Nous dirons que ce qui nous intéresse n’est pas de voir qu’il y a des boutons rouges et de la fièvre (des symptômes), mais de savoir s’il s’agit d’une rougeole ou d’une rubéole ou d’une roséole… (un diagnostic). S’il s’agissait d’une rubéole, il est clair que le fœtus serait en grand danger (de rubéole congénitale), et que le fait de ne pas faire le diagnostic et de ne pas aviser la mère des risques qu’il encourt serait une faute professionnelle grave et l’engagerait dans une souffrance de 60 ans ou plus. Dans ce cas, le médecin ne peut pas se contenter d’observer les symptômes et de prescrire une petite crème et une aspirine (un traitement symptomatique), il doit aller jusqu’au diagnostic, en interrogeant plus sa patiente (antécédents, état de ses vaccinations…), en demandant des analyses de sang, etc. Le diagnostic est l’identification de la maladie, le fait de la reconnaître et de lui donner un nom, et non simplement l’observation de ses manifestations.

 

A ce moment de l’enquête apparaît une perplexité chez la personne interrogée. Elle commence à comprendre qu’elle s’est fait en quelque sorte piéger, et que l’on attend d’elle une réponse sur un autre plan. Elle approfondit sa réflexion, mais ce qu’elle propose reste encore et toujours de l’ordre des symptômes ou elle reste sans réponse. Les gens font mentalement le tour des symptômes qu’ils connaissent et se rendent compte progressivement que ce ne sont que des symptômes et pas un diagnostic, et que la démarche intellectuelle qui est la leur habituellement ne leur permet pas de répondre valablement à une question qu’ils reconnaissent pourtant comme fondamentale.

 

Il arrive souvent qu’on dise que l’humanité souffre d’un cancer. Quand les gens disent cela, c’est premièrement pour évoquer le pronostic très réservé qu’ils voient à sa maladie, et ensuite pour faire référence à un symptôme majeur de la maladie de l’humanité qui est l’autodestruction. On imagine un cancer parce qu’on voit cette infiltration de la délinquance, de la subversion, de la corruption, leur caractère dévastateur, leur tendance à métastaser, l’impossibilité de les éradiquer. Cependant, pour affirmer qu’il s’agit d’un cancer, il faudrait trouver une tumeur. La pratique de la fumigation des cultures illicites de coca peut bien aussi évoquer une chimiothérapie et nous fait rester dans le thème. Ces caractéristiques classiques de l’autodestruction sont effectivement bien présentes dans un cancer, mais, et c’est le point important, pas seulement dans cette pathologie. L’autodestruction est aussi et surtout la caractéristique centrale de ces pathologies étonnantes, les maladies auto-immunes, où l’organisme, qui ne reconnaît pas son propre soi, s’attaque lui-même. L’autodestruction n’est pas spécifique du cancer.

On ne peut donc pas en déduire que l’humanité souffre d’un cancer, mais seulement qu’elle est programmée pour son autodestruction, et ceci, bien sûr, n’est encore qu’un symptôme. Et la question du diagnostic reste sans réponse. On rajoutera que le Cambodge a souffert aussi les exactions d’une guérilla, les Khmers rouges, qui ont tué quelques deux millions de leurs concitoyens : autre exemple d’autodestruction inouïe. S’il s’était agi d’un cancer de la société, le Cambodge (malgré le nouveau fléau qui le touche, le SIDA) ne serait pas en train de se remettre de cette hécatombe, il serait déjà mort. Nous verrons plus loin que le diagnostic n’est définitivement pas celui-là.

 

Un cardiologue colombien me disait que la Colombie souffrait d’une insuffisance cardiaque congestive, une psychiatre d’une psychose maniaco-dépressive. Luis Carlos Restrepo[1] évoque une dépression. Il s’agit là effectivement de trois diagnostics, bien sûr différents, et aux couleurs de leurs auteurs. Nous verrons par la suite que l’observation qui mène à ces diagnostics est incomplète et inexacte et qu’ils ne correspondent donc pas non plus à la situation du pays.

 

Au cours de cette enquête apparaît souvent une affirmation, qui n’est évidemment pas un diagnostic non plus, mais qui mérite d’être notée pour sa récurrence et les implications qu’elle peut avoir pour la suite : il s’agit de cette perception fréquente, généralisée, que l’état de santé de la Colombie dépend de chacun des Colombiens. Tout le monde perçoit là une vérité importante, et cela en est effectivement une. Mais, bien sûr, ce n’est en rien un diagnostic. C’est une donnée fondamentale qu’il faudra inclure, à un moment ou un autre, et nous l’inclurons, dans la recherche de la solution des problèmes du pays.

 

Le lecteur aura sans doute déjà eu le temps de saisir l’intérêt de la question du diagnostic. Il en aura bien sûr compris le sens : comment imaginer qu'on fasse un jour un traitement efficace du pays si on n'a pas déjà fait un diagnostic précis ? Comment pourrait-on espérer faire un traitement efficace si on n’a pas identifié ce qu’il s’agit justement de traiter ? L'étape du diagnostic est fondamentale et totalement indispensable. Tout le monde sait très bien qu’on ne peut pas en faire l’impasse. Et pourtant…

 

Et pourtant, et cela, dans une certaine mesure, peut paraître invraisemblable mais c’est ainsi, aucun Colombien ne peut faire autre chose que d’énoncer des symptômes quand on lui demande un diagnostic. (Certains seulement, peut-être plus « prudents », préfèrent ne pas répondre)

 

Faire un diagnostic, c’est identifier une maladie à partir de l’observation complète de ses symptômes. Un diagnostic se fait en recueillant l’ensemble des symptômes que présente le malade. Tel ensemble de symptômes va caractériser telle maladie, un autre ensemble une autre maladie. Il ne suffit pas de constater une éruption cutanée (symptômes) chez une femme enceinte, il faut absolument savoir s’il s’agit d’une rougeole, d’une rubéole ou d’une roséole (diagnostic), les risques et les traitements de chacune étant totalement différents. Pour éviter les erreurs de diagnostic, il faut donc veiller à ce que les observations soient complètes, ne pas se contenter d’observer des boutons rouges, des symptômes, mais prendre en compte toutes les autres manifestations de la maladie.

 

Pour être plus complet sur ce thème technique, il faut préciser que les médecins entendent par syndrome un ensemble de symptômes. On parle de syndrome inflammatoire, de syndrome de destruction cellulaire (par exemple dans les hépatites virales, mais aussi dans d’autres pathologies). Ce n’est pas parce que les symptômes sont associés qu’ils deviennent un diagnostic : ils restent des symptômes ou des syndromes. Dans une hépatite virale, on retrouve un syndrome inflammatoire (avec tous ses symptômes), un syndrome de rétention biliaire (avec tous ses symptômes, physiques et biologiques), un syndrome de lyse cellulaire (avec tous ses symptômes) etc. Par exemple, on pourrait dire que la violence en Colombie est un syndrome. Les nombreux symptômes qu’il comporte sont les nombreuses exactions de la guérilla, les tout aussi cruelles et fréquentes des paramilitaires, celles de la délinquance commune, etc. L’injustice est un autre syndrome, qui englobe la concentration de la richesse, la diffusion de la pauvreté, la corruption et ses nombreuses manifestations etc. Mais observer des symptômes ou des syndromes, en faire des listes, ou des associations n’a toujours rien à voir avec l’énoncé d’un diagnostic.

[1] Luis Carlos Restrepo, est un médecin psychiatre qui a assumé en l’année 2002 la charge de Haut Commissionné pour la Paix en Colombie.