La guérison de l’humanité, une utopie ?

Lors d’une émission matinale d’une radio Bogota, on pouvait sentir le désarroi et la perplexité des animateurs et des invités. Ils faisaient le bilan de leur pays, un bilan plus que sombre. On entendait des phrases telles que : « Quelles sont nos carences ? - De quel minimum avons-nous besoin pour fonctionner ? – La situation est tellement complexe !» Il était question de peuple sans aucune représentation, d’état illégal, de système de pensée paranoïde, de crise de confiance, de fracture de la société civile, de peuple sans nation. Et quelqu’un a dit : « Il nous faut construire de l’utopie ».

L’utopie, selon la définition du dictionnaire[1], est une idée ou un projet qui ne peuvent être concrètement réalisés. L’utopie a pour synonyme illusion, chimère, rêve. C’est aussi une conception politique ou sociale qui vise à l’élaboration d’un avenir idéal pour les hommes, sans tenir compte des faits objectifs et des contraintes de la réalité. Si l’utopie est bien ce que dit le dictionnaire, il peut paraître étonnant que pour remédier à la sombre situation sociale de son pays, une personne sensée propose de construire de l’utopie.

 

En réalité, il se trouve que le sens du mot utopie s’est inversé. Il s’est produit une transformation de la conception de l’utopie et si, jusqu’à présent celle-ci était chargée d’une représentation négative, péjorative, actuellement et de manière surprenante, l’utopie est en train d’acquérir ses lettres de noblesse. Elle n’est plus synonyme d’aliénation mais de réflexion et de pari sur les changements possibles d’une société.

 

Ainsi, n’est plus un utopique, dans le sens du dictionnaire, celui qui croit en un futur harmonieux d’une société ou de l’humanité ou qui développe des idées ou des propositions pour le futur. Il arrive même qu’on le désigne sous un autre nom : futurologue. La futurologie est devenue une discipline scientifique. Le futurologue ou prospectiviste étudie les mutations du monde moderne selon des méthodes et des scénarios variés et nous aide à imaginer l’avenir pour nous y préparer.

 

L’utopie n’est plus de croire que l’humanité peut guérir et de faire des propositions dans ce sens. L’utopie consiste au contraire à croire que l’humanité va guérir en continuant dans les sentiers battus, à faire les mêmes choses, qu’elle va guérir sans prendre ses remèdes, qu’elle va changer sans que changent les premiers intéressés, les humains et qu’elle va se transformer sans la mise en place d’une stratégie de transformation cohérente accompagnée d’une volonté et d’un effort constants et animée d’une force nouvelle.

 

Beaucoup diront que la thèse exposée dans ces pages est invraisemblable et qu’on voit mal qu’une population se mette du jour au lendemain à une pratique suivie de vie intérieure et que, de surcroît, cette activité nouvelle puisse influer de façon notable sur l’organisation sociale d’un pays. On voit déjà les haussements d’épaules ou le ricanement d’un certain nombre de personnes. Cette réaction est inévitable et elle se comprend bien.

Mais c’est une réaction superficielle qui ne résiste pas à l’analyse. Elle répond à une méconnaissance profonde des mécanismes de la transformation des systèmes vivants ainsi qu’au mépris habituel qu’on rencontre dans toutes les sociétés déséquilibrées, patriarcales, pour les réalités de la vie intérieure et pour ceux qui en ont l’expérience. Et, plus profondément, elle traduit des mécanismes inconscients de résistance au changement, c’est-à-dire ce refus, habituel dans nos sociétés, de l’effort et du combat, ou une satisfaction à la fois de soi-même et de la situation du pays, voire des intérêts obscurs qui tirent avantage de l’immobilisme et du déséquilibre. Ces personnes qui pourraient avoir tendance à déconsidérer les propositions de ce livre seront cependant certainement d’accord sur le fait qu’on peut attendre à priori plus d’efficacité transformatrice d’une pratique soutenue et quotidienne de vie intérieure d’un grand nombre de personnes que d’une grande marche de quelques heures dans les rues de la ville avec chemisettes blanches, sifflements et déclarations officielles, et le lendemain plus rien, retour au désert. Beaucoup des actions collectives dont on veut croire qu’elles serviront et dont on attend tellement de résultats n’ont en fait aucun caractère transformant parce qu’elles ne visent ni n’atteignent l’objectif qui devrait être le leur : la transformation intérieure. La participation à une manifestation de masse est grisante parce qu’il s’en dégage une impression de puissance, et cela fait croire aux participants qu’il se passe quelque chose. En réalité il ne se passe pas grand-chose, seulement une griserie de quelques instants. Cette ivresse ne transforme personne. Encore moins les violents. Et la vie revient ensuite à son cours habituel, avec une mauvaise conscience endormie pour quelque temps parce qu’on se convainc qu’ « on a fait quelque chose ». Une manifestation dans les rues n’élève en rien le niveau d’énergie de ses participants et encore moins de la société.

 

Il n’est donc pas si invraisemblable que cela de proposer d’autres visions et d’autres actions, plus logiques, plus réalistes, mieux fondées. Il n’est pas du tout invraisemblable de proposer l’utopie d’une grande marche vers l’intérieur, prolongée, soutenue et collective. C’est au contraire nécessaire de le faire si l’on veut un changement. Et si certains n’ont pas compris cela ou si cette utopie les effarouche ou change leurs plans, cela n’empêche qu’il y a pourtant là une option sérieuse à étudier.

[1] Microsoft Encarta